Je suis une personne chanceuse. Le premier roman que j’ai lu au complet dans ma vie était un bon roman. Il s’agit du roman « Le parfum » de Patrick Süskind. Je devais avoir quatorze ans à l’époque, je regardais le livre, il était épais, mais j’aimais bien sa couverture. J’étais aussi assez chanceux d’aller dans une école secondaire où, à la bibliothèque, on commandait les nouveautés littéraires (mais surtout pour le personnel enseignant). Bref, toujours est-il que je me souviens avoir loué le livre et la bibliothécaire m’a regardé d’un drôle d’air : « Tu vas lire ça? » qu’elle me dit, dubitative. J’opinai d’un signe de tête.

Je me souviens lorsque j’ai commencé à lire le livre, toute la fascination que les mots de l’auteur ont provoqués en moi. Il allait me conter l’histoire de la personne la plus horrible qui ait vécu à Paris dans cette époque où tout puait. J’en voulais plus, fasciné par toute cette écoeuranterie des description d’accouchement sous un étal de poisson au travers des entrailles puantes. Je me souviens avoir souri lorsque la nourricière Jeanne Bussie se confond devant le curé en essayant de lui expliquer l’odeur que doit avoir un bébé naissant. La scène ou le curé se sent mis à nu par un bébé qui respire son odeur. L’enfance chez Mme Gaillard, où des enfants tentaient de tuer Grenouille « parcequ’ils ne pouvaient pas le sentir ». Les odeurs de la tannerie, la maladie et les pustules de Grenouille qui en rajoutaient à sa difformité. Le premier mélange d’ « Amour et Psyché » effectué devant un Baldini éberlué. Bref, j’allais de moments magiques en moments magiques. Ça m’a tout de même pris un certain temps avant de lire le roman de couvert à couvert. J’ai dû le renouveler. La bibliothécaire m’a demandé si je le lisais vraiment. Faisant une « Mathilda de Roald Dahl » de moi-même, je me suis fait un plaisir de lui dire où j’en étais rendu.

Toujours est-il qu’après cette première lecture, j’avais lu une excellente histoire. La fin m’avait jeté par terre même si, par la suite, le temps m’a permis de la comprendre vraiment. Parce que je l’ai relu ce roman et plusieures fois. Chaque fois, c’était des lectures différentes. À la deuxième lecture, je me suis attardé aux mots que je ne comprenais pas. Ainsi aujourd’hui je peux affirmer que c’est grâce à ce roman que j’ai retenu le sens des mots « dithyrambique », « vétiver », « civette », « fat », etc.

À la troisième lecture, je me suis attardé aux petits détails de l’histoire qui, à l’époque, m’avaient peu impressionné. J’avais détesté le moment où Grenouille se retrouve au Plomb du Cantal. Je trouvais le passage très long. Mais je n’en saisissais pas toute l’importance au niveau des actions que le personnage principal allait accomplir par la suite. Sans Plomb du Cantal, l’histoire n’aurait pas eu lieu!
D’autres lectures suivirent, mais je me cognais contre le mur de la fin du roman ou le personnage est dévoré par un groupe d’indigents. En effet, le cannibalisme, c’est sensationnel… ça produit son effet. Mais pourquoi l’auteur avait décidé de terminer son roman de cette manière?

Ce n’est que lorsque j’ai fait des études en religion que j’ai réussi, enfin je le crois, à vraiment comprendre l’essence du roman ou à en trouver une explication qui, en tant que lecteur, me satisfaisait.

Bref, c’est lorsque j’ai compris ce qu’était un thaumaturge que j’ai vraiment compris le personnage de Jean-Baptiste Grenouille.
Selon Wikipédia « Un thaumaturge est une personne qui, en prédisant des événements futurs ou en guérissant les malades passe pour possédant des « pouvoirs » magiques ou divins »

Ainsi, le thaumaturge possède des pouvoirs que l’être humain normal n’a pas. Dans les différents écrits où on reconnaît ce type de personnage, on note des faits communs. Vivant dans le monde normal, ces êtres sont souvent dotés d’une naissance nimbée de mystère ou surnaturelle, d’une vie en marge de la société et bien sûr, de pouvoir qui les différencie du simple mortel. Ils sont aussi souvent considérés comme des envoyés de Dieu (ou des Dieux). L’exemple par excellence est celui de Jésus. Une étoile qui annonce une naissance opérée par l’Immaculée conception. Des anges qui annoncent la nouvelle. Un enfant qui fait des miracles, qui soulève les foules et qui menace l’ordre établi, une fin atroce.

L’histoire de Süskind fonctionne de la même façon. Mais avant d’acquérir certaines connaissances dans le domaine religieux, je ne me doutais pas jusqu’à quel point!
Premièrement, le nom du personnage. La « grenouille » nous évoque tout ce qui est visqueux et répugnant, qui glisse entre les mains, elle évoque aussi un être sachant vivre autant sur la surface de la terre que dans les profondeurs de l’eau (ce qui est assez miraculeux si on le compare à d’autres espèces animales)… donc un capacité d’adaptation assez phénoménale. La capacité d’adaptation de Grenouille est démontrée dans plusieurs épisodes du livre.

Le prénom du personnage est, quant à lui, directement tiré de la longue liste des prénoms issus du Christianisme. Jean-Baptiste, celui qui baptisa Jésus, son cousin qui fut le premier à le reconnaître en tant que Fils de Dieu. Un autre rapport avec l’eau. Ce qui nous ramène à ce symbole (sinon un archétype) de ce qui donne la vie (ou une identité), de ce qui lave, purifie, accessible par le rite du baptême.
La quête de Grenouille est mélangée entre la quête d’amour, de reconnaissance et d’appartenance à une communauté qui l’a rejeté toute sa vie durant et l’obtention d’un statut de génie.

Le personnage de Grenouille procède à l’inverse d’un Jésus, c’est-à-dire que sa reconnaissance doit absolument passer par le meutre parcequ’il doit confectionner un parfum qui le fera aimer de tous. D’ailleurs, Grenouille essaie préalablement de créer un parfum à l’image de ce que sentaient les humains à cette époque afin de passer inaperçu. Une fois cette étape complétée, il tentera d’accomplir son grand œuvre, un parfum qui sera capable de soumettre les foules, qui génèrera l’amour. Ceci dit, les deux personnages enfreignent la loi de différente manière pour parvenir à leurs fins.

Et c’est ici que le destin de Grenouille se lie à celui de Jésus. Lorsqu’il est condamné, il est présenté à la foule et une goutte de parfum est capable de générer un orgie monstre qui lui permettra de fuir.

Le film de Twyker rend très bien ce moment. À la fin lorsque Grenouille revient à Paris et qu’il rencontre de pauvres gens dans une petite rue, il prend son flacon et se le verse complètement sur la tête dans un espèce d’auto-baptême (il se nomme Jean-Baptiste, il peut bien se baptiser lui-même). Le groupe, mû par un sentiment incompréhensible se ruera sur Grenouille pour le manger jusqu’à ce qu’il n’en reste plus de trace. Süskind termine son roman en disant que ces gens avaient le sentiment d’avoir accompli cette action par amour.

Dans cette phrase réside tout le rapprochement que nous pouvons faire entre le roman de Süskind et la religion catholique pour expliquer cette finale assez soudaine.

En effet, il s’agit ici d’une allégorie sur l’eucharistie, un rituel qui vise à affirmer sa condition de croyant et à sans cesse réactualiser le sacrifice de Jésus sur la croix pour le salut de tous les humains. Ainsi, lorsque l’hostie et le vin sont consacrés, il est cru, par un miracle nommé transsubstantiation, que l’hostie devient vraiment la chair du Christ et le vin devient vraiment son sang. Cette manière de penser le rituel a valu aux Catholiques une certaine étiquette d’anthropophages, voire de cannibales, qui se perpétue encore aujourd’hui (on retrouve beaucoup ce genre de reproche chez des groupes évangélistes comme ceux du documentaire Jésus Camp).

Mais Süskind le rappelle bien dans l’ouverture de son livre, son personnage ignoble est sombré dans l’oubli. C’est là tout le génie de l’auteur puisque Grenouille fait partie du monde évanescent des odeurs. Il disparaîtra telle une bouffée de parfum lancée dans les airs. Persistant pour un moment mais vite effacé de la mémoire. Sans l’écrit, la réminiscence devient difficile. C’est, j’imagine, ce qui a permis à différents courants religieux de s’affirmer. L’importance de textes fondateurs n’est plus à démontrer. En même temps, ce sont ces mêmes textes qui rendent ces groupes monolithiques et souvent stagnant par rapport à l’évolution des sociétés. Peut-être que ces grands courants, en restant sur leur position comme ils le font présentement, subiront le même sort que celui de Grenouille… un anéantissement total et complet.

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