Il semble qu’en vieillissant nos goûts littéraires restent les mêmes tout en s’affinant avec précision au fil du temps. On devient de plus en plus difficile, mais la somme de romans publiés chaque année étant telle, il est facile de trouver de quoi rassasier sa soif de lecture.

Rien qu’avec les nouvelles publications de ma petite centaine d’auteurs favoris, plus les découvertes régulières (nouveaux auteurs, classiques jamais lu, etc.) ça fait déjà trop.
So many books so little time comme dit l’adage.
Il arrive que quelques uns des grands nous quittent trop tôt (René Barjavel, Guillaume Dustan, Pascal De Duve, Michael Crichton, Hervé Guibert, et quelques autres) ou bien décident de ne plus publier ou presque (Poppy Z. Brite, Patrick Süskind).
Et puis il y a ceux qui deviennent médiocres (mais là la liste serait trop longue…)
Heureusement il reste les gros producteurs (Stephen King, qui porte si bien son patronyme) et les réguliers, qualitativement et quantativement (Armistead Maupin, Bret Easton Ellis, Maurice G. Dantec, Ralf König, Philip Pullman entres autres).
Des auteurs absolument incontournables, avec l’œuvre desquels on touche au sublime, soit le pourquoi on lit des romans. C’est tout de même assez rare dans une vie de lecteur d’en croiser de nouveaux assez brillants pour nous faire sauter au plafond en nous exclamant « comment c’est possible que je ne l’ai pas lu avant ! »
Je parle là d’écrivains qui sont capables de vous émouvoir jusqu’aux larmes par la seule grâce de leur plume, de vous faire oublier le monde qui vous entoure, de la station de métro manquée jusqu’aux proches qui vous parlent mais que vous n’entendez/n’écoutez pas, immergé que vous êtes dans votre lecture.
Les rencontres avec ce type d’auteur sont rarissimes et précieuses.
Depuis une dizaine d’année que je m’amuse à lister mes lectures, mes grands chocs littéraires sont presque toujours venus de plumes que je suis depuis des années, voir même quelques décennies.
Force m’est de reconnaître que, durant les années 2000/2010, si je me fais un petit top 10 des œuvres/auteurs qui m’ont le plus marqué, il n’y a que peu de nouveaux noms.
Deux en fait.
Alison Bechdel, dont j’ai déjà parlé sur Mafia Rose, et David Mitchell.

Alison Bechdel

Dans le cas de Bechdel c’est sa capacité a sublimer dans le détail, en quelques cases, nos vies, notre humanité, qui rend ses BD totalement incontournables. Le haut degré d’empathie créé par sa série de comic strips, Dykes To Watch Out For, n’a pas vraiment d’égal romanesque, Maupin peut-être avec ses Chroniques de San Francisco, et encore.

David Mitchell

L’autre ajout récent à ma cosmogonie littéraire personnelle c’est le britannique David Mitchell. Je me suis décidé à finalement lire son troisième roman, Cartographie des Nuages, pour de mauvaises raisons.
Soit la nouvelle que les surdoués frère et (maintenant) sœur Wachowski allaient s’allier à l’allemand Tom Tykwer pour adapter au cinéma ce roman culte, révéré au delà du raisonnable par la critique anglo-saxonne.  Adoration totalement légitime d’ailleurs.
Mais, bon, le principal est que j’ai lu le roman. Tous les chemins mènent à Rome n’est ce pas…

Cartographie des Nuages

Et là, le choc. Total.
Cartographie des Nuages (Cloud Atlas en anglais, les deux titres sont tout aussi magnifiques l’un que l’autre) est l’œuvre d’un fou, d’un génie en contrôle absolu.
SF, polar, roman d’espionnage, dystopie, roman historique, histoire d’amour, roman picaresque, livre univers, en fait c’est quasiment impossible de catégoriser la chose avec précision.
Le genre de bouquin à la structure ambitieuse, à la fois complexe et torturée, mais aussi un livre impossible à lâcher. Ni à raconter. C’est ça le plus fort.
Comme HypérionLunar Park ou bien Cosmos Incorporated il y a quelques années, Cartographie des Nuages est une œuvre qui m’a fortement marqué pendant la lecture, mais bien plus encore après celle-ci.
Comment diable les frère/sœur Wachowski et Tykwer, même surdoués qu’ils sont tous les trois vont ils foutrement arriver à adapter ce monstre ?
Pour le fun je vous met le résumé officiel du roman, qui est loin de rendre compte de ce qui se cache sous la (vilaine) couverture de l’édition française :
« Adam Ewing est un homme de loi américain, embarqué à bord d’une goélette partie de Nouvelle-Zélande et faisant route vers San Francisco, sa ville natale. Il n’a rien à voir avec Robert Frobisher, lequel, un siècle plus tard, se met au service d’un compositeur génial pour échapper à ses créanciers. Ni l’un ni l’autre ne peuvent connaître Luisa Rey, une journaliste d’investigation sur la piste d’un complot nucléaire, dans la Californie des années 70. Ou Sonmi~451, un clone condamné à mort par un État situé dans le futur.
Pourtant, si l’espace et le temps les séparent, tous ces êtres participent d’un destin commun, dont la signification se révèle peu à peu. Chaque vie est l’écho d’une autre et revient sans cesse, telle une phrase musicale qui se répéterait au fil d’innombrables variations. »

Le Fond des Forêt & Écrits Fantômes

Mais le plus beau c’est que David Mitchell a publié quatre autres romans, deux avant Cartographie des Nuages et deux après. Et, tous (en tout cas les trois que j’ai lu) sont brillantissimes, totalement différents les uns des autres et tout aussi complexes.
Le Fond des Forêts est plus british et autobiographique (l’histoire d’un petit gars avec un problème de bégaiement dans les 80’s de Thatcher), alors qu’Écrits Fantômes, son premier roman, fait plus dans l’expérimental, avec une série de dix histoires imbriquées les unes dans les autres, se promenant du Japon à Londres en passant par la Mongolie et le cyberespace.
Et puis il y a son plus récent roman, paru en 2010, The Thousand Autumns of Jacob De Zoet.
Un vrai de vrai chef d’œuvre absolu.

The Thousand Autumns of Jacob De Zoet

Monumental roman historique se déroulant dans le Japon de la fin du XVIIIe siècle, sur l’ile artificielle de Dejima, dans la baie de Nagasaki, comptoir commercial des hollandais, les seuls à faire affaire avec le peuple nippon et son Shogun à cette époque.
The Thousand Autumns of Jacob De Zoet est un roman historique au même titre que Le Parfum ou Le Nom de la Rose, c’est à dire qu’il en dynamite la forme pour créer son propre genre.
Un livre à la narration éminemment élaborée, avec une somme de personnages qui oblige le lecteur à se faire un petit lexique (au moins pour les 125 principaux et secondaires) pour ne pas perdre une miette de l’action.
Avec ce livre à la lecture parfois ardue mais impossible à poser, Mitchell nous offre là du Tolstoï sous amphétamines, avec une structure à l’apparente linéarité bien trompeuse. Et ce style… Qui laisse sans voix, tellement le monsieur écrit bien.

Un écrivain majeur

Je ne vois qu’Ellis ou Dantec (dans ses bons jours) pour jouer dans la même cours chez les écrivains contemporains. Surtout avec autant de régularité : quatre livres, quatre œuvres majeures (il m’en reste un,Number9Dream, que je garde pour les vacances, si je peux tenir jusque là…)
Si Stephen King est ma Madonna d’encre et de papier alors David Mitchell, en quelques mois, m’est devenu l’équivalent littéraire de Kate Bush.
Chanteuse de laquelle le David est d’ailleurs un fan inconditionnel, au point de lui avoir consacré un excellent papier, « My hero: Kate Bush », dans le quotidien The Guardian en début d’année.
Oui, décidemment, tous les chemins mènent à Rome…
NB : les Éditions de l’Olivier devraient faire paraitre la version française de The Thousand Autumns of Jacob De Zoet en fin d’année.
Le site web officiel de David Mitchell : http://www.thousandautumns.com
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